L’origine de cette mise au point, est la parution, en février 2001, du dernier roman de Françoise Xenakis, « Maman, je veux pas être empereur », qui a suscité une levée de boucliers chez bon nombre de critiques littéraires férus d’authenticité historique.
L’objet de cet article est donc d’observer Néron à travers plusieurs romans et d’essayer de remonter aux sources antiques de ce personnage, pour répondre à la question : les Nérons présentés dans ces romans représentent-ils une réalité historique ou bien constituent-ils un fantasme d’écrivains ?
Pour brosser le portrait du Néron romanesque, j’ai examiné 6 romans, depuis Quo vadis, le plus ancien, jusqu’au plus récent « Maman, je veux pas être empereur », en passant bien sûr par les 2 romans de Pierre Grimal et aussi par Hubert Monteilhet et Jean Diwo (du moins les 5 premiers chapitres de ses Dîners de Calpurnia).
Tout d’abord, le roman des temps néroniens le plus célèbre est sans aucun doute celui d’Henryk Sienkiewicz, dont la première édition date de 1896. Et pour bien comprendre qui est Néron dans ce roman, je vous propose d’évacuer l’image de Peter Ustinov dans le film inspiré par Sienkiewicz.
Or, dans cet ouvrage, déjà analysé par J.-N. Michaud en 1999, le personnage de Néron est avant tout un artiste : poète, chanteur, acteur de théâtre, conducteur de chars.
Néron est aussi celui qui, indirectement ou par l’entremise de son âme damnée Tigellin, a fait incendier Rome pour pouvoir concrétiser ses rêves architecturaux. Au début du roman, cependant, Néron est moins présent qu’à la fin. En effet, son rôle dans le roman ne cesse de prendre de l’importance. Dans les dernières pages, on peut dire que le personnage principal de Quo vadis, c’est lui.
Comme l’a dit Michaud, le portrait de Néron, la première fois qu’il apparaît dans le roman, correspond au chapitre 51 de Suétone. Tout le reste du personnage de Néron dans Quo vadis est d’ailleurs inspiré presque uniquement de Suétone.
Un autre élément important, toujours souligné par Michaud, est le caractère monstrueux de Néron. Mais, selon Michaud, Néron « a voulu être non seulement un acteur, mais un personnage tragique, un de ces grands criminels qui dépassent l’humanité » (p.294). D’après Michaud, « le tyran est un être qui se met hors de l’humanité, donc il a accompli les grandes transgressions des impératifs qui définissent l’humanité » (p.296). Néron n’agit pas au hasard, il transgresse méthodiquement et délibérément l’ordre naturel (ex : l’assassinat de sa mère). Cela est à mettre en parallèle avec le goût de Néron pour le théâtre et la mise en scène. Il y a d’ailleurs, « dans plusieurs crimes de Néron un côté théâtral, un aspect de mise en scène » (p.296). Michaud souligne que « l’incendie de Rome est un prodigieux spectacle et le martyre des chrétiens est matière à mise en scène » (p.298).
Le roman d’Hubert Monteilhet, même s’il est sous-titré Roman des temps néroniens comme Quo vadis, est hélas d’une tout autre facture. En effet, l’auteur se complaît dans une vulgarité de bas étage et dans la description scabreuse de certaines scènes vaguement érotiques qui ne valent nullement la peine qu’on s’y attarde.
Mais quel Néron présente-t-il ?
D’abord, Néron aime la beauté. Tout jeune déjà, il a un goût immodéré pour le théâtre, la poésie lyrique grecque, les courses de char. Il a un tempérament d’artiste, un sens incontestable du théâtre.
Monteilhet reprend également quelques traits au Néron de Sienkiewicz (comme il le reconnaît lui-même, d’ailleurs). Par exemple, c’est Tigellin qui est l’instigateur de l’incendie de Rome.
Monteilhet fait aussi de Néron un homosexuel, se plaisant à souligner ses préférences pour Sporus par exemple, et à les placer au centre de ses motivations.
Enfin, on doit quand même souligner la qualité des reconstructions historiques, surtout au niveau de la vie quotidienne : le mariage, la vie des gladiateurs, les popinae, ancêtres de nos fast-food, etc. Paradoxalement, certains personnages historiques, en dehors de Néron, sont présentés de façon plus que fantaisiste : ainsi, l’écharde que saint Paul porte en sa chair n’est pour Monteilhet qu’une homosexualité refoulée !
Bien sûr, la succession des événements est historique et Monteilhet connaît bien Suétone et Tacite, par exemple quand il raconte la jeunesse de Néron chez Lepida.
En résumé, on peut dire de Neropolis qu’il est un roman à 2 visages : un côté tout à fait historique (vie politique, vie quotidienne, …) ; d’un autre côté, il présente un Néron caricaturé à l’extrême, que même Suétone aurait renié.
Les 2 romans de Pierre Grimal, les Mémoires d’Agrippine et Le Procès Néron, on s’en doute, présentent les faits historiques tels qu’ils se sont vraiment déroulés, d’après ce que l’on peut déduire de la documentation à notre disposition.
Dans l’avertissement au lecteur (Mémoires, p.9), Grimal cite ses sources antiques : Tacite, Suétone, Dion Cassius et aussi Sénèque.
Comme Suétone, il souligne, par exemple, la cruauté du père biologique de Néron, Cn. Domitius Ahenobarbus (p.113-114) et il y reviendra souvent. Grimal reprend aussi l’épisode du rayon de soleil jailli de la mer et qui est allé éclairer Néron à peine né (Mémoires, p.146). D’autres éléments sont encore clairement inspirés de Suétone : le serpent qui mue dans le berceau de Néron (Mémoires, p.161), l’éducation de Néron chez Lepida (Mémoires, p.178-179), les derniers mots de Néron (Procès, p.282), etc.
D’autres épisodes sont inspirés de Tacite, que Pierre Grimal connaît bien. Par exemple, la succession des événements au moment de la mort de Claude : le plat de champignons, Agrippine retarde l’annonce de la mort de Claude, Néron se présente aux prétoriens, …
Ce sont les mêmes sources, bien sûr, dans Le Procès Néron, à la différence que ce roman raconte aussi ce qui se passe après la mort d’Agrippine.
Ce qu’il faut mettre en évidence dans ces 2 romans, ce n’est pas tant l’historicité des faits, mais plutôt le caractère que Grimal attribue à Néron. Toute une série de traits sont les mêmes que ce que l’on trouve, par exemple, dans Quo vadis. On peut insister sur le fait que Néron veut ressembler aux héros d’autrefois (Procès, p.49, 83, 109, 124-125, …). On retrouve ici aussi ce que Michaud disait à propos du Néron de Quo vadis : le côté théâtral, la mise en scène de la cruauté, la transgression des interdits etc.
En résumé, les 2 romans de Pierre Grimal sont une tentative, habile, il faut le souligner, de réhabiliter Néron, comme Grimal le dit lui-même par l’intermédiaire du narrateur Hermogène dans Le Procès Néron (p.13) : « Il est unanimement considéré comme coupable et condamné en son absence, devant des juges mal informés, sans que nul défenseur ait pu prendre la parole ». Mais il ne s’agit pas d’une réhabilitation à tout prix : Grimal respecte les faits historiques, les replace dans leur contexte et tente de séparer le bon grain de l’ivraie : Néron n’est pas le monstre qu’on a toujours fait de lui (par exemple, il n’est pas responsable de l’incendie de Rome, ni de la mort de Britannicus), mais il n’est pas non plus totalement le jouet d’Agrippine, de Poppée et de Tigellin.
Il me faut dire quelques mots maintenant des Dîners de Calpurnia de Jean Diwo. On pourrait dire que ce roman est de la même veine que ceux de Grimal, même si Néron n’apparaît que dans les 5 premiers chapitres du livre, de l’incendie de Rome à la mort de Néron (114 pages).
Jean Diwo souligne aussi les goûts esthétiques de Néron (par exemple p.19), il insiste sur l’amour que Néron portait au peuple romain — et celui-ci le lui rendait bien (p.24).
L’auteur bat en brèche certains fantasmes, comme la culpabilité de Néron dans la mort de Britannicus (p.27) ou dans l’incendie de Rome (p.6-7) ou encore dans la mort de Poppée (p.68).
Bien sûr, Diwo mentionne aussi l’attirance exercée sur Néron par Othon et Sporus (p.44, 69, …), ainsi que ses velléités de poète, d’acteur, de conducteur de char, et enfin les derniers mots prononcés par Néron.
En bref, le Néron que présente Jean Diwo est très « historique », mais, à l’instar du Néron de Grimal, on se situe au niveau de l’histoire individuelle, et pas uniquement de l’Histoire.
Le Néron de Françoise Xenakis n’a strictement aucun point commun avec celui que l’on connaît à travers Tacite, Suétone et les ouvrages historiques modernes.
Le titre « Maman je veux pas être empereur » annonce déjà de quel type de personnage il s’agit : un enfant toujours sous la coupe d’une mère possessive qui ne peut vivre que par l’entremise de son fils et qui continue à exercer une influence sur lui même après qu’elle soit morte.
La critique n’a d’ailleurs pas été tendre avec ce roman (par exemple Eric Ollivier dans Le Figaro du 1er février 2001). Il faut dire que Fr. Xenakis, à l’instar de Monteilhet, surabonde dans les détails scabreux « avec un œil et un langage d’aubergiste » (E. Ollivier). Cependant, à mon sens, sa liberté d’écrivain l’a poussée à prendre trop de libertés par rapport à l’Histoire, même si tous les événements historiques sont présents : mort de Claude, de Britannicus, …
Il suffirait de lire la 4ème page de couverture et on a une vision plus précise de ce dont il s’agit : « Maman, voilà ce que je veux être plus tard, dans l’ordre : conducteur de chars, danseur, chanteur, berger en Grèce ou faire partie d’une troupe de théâtre. Voilà. En tout cas, pas empereur, s’il te plaît, maman. Néron ». Xenakis propose un Néron névrosé, brimé par sa mère, en manque cruel d’amour et de tendresse. Selon Xenakis, Néron est un gentil garçon qui apprend à mentir pour faire comme les grands et ne pas se faire disputer par sa maman. C’est Agrippine la méchante, la mère envahissante, qui a une revanche à prendre sur la nature qui l’a faite femme et qui l’empêche de régner.
Tous les événements sont donc relus par Xenakis dans cette perspective unique et borgne.
Ce qui est plus grave, c’est que Fr. Xenakis s’appuie sur des ouvrages prétendument scientifiques, comme le Saint Néron de Jean-Charles Pichon (1962, réédité en 1971 sous le titre Néron et le mystère des origines chrétiennes), qui fait de Néron un chrétien ! ! ! Xenakis dit : « Des travaux […] d’André Wauthier […] prouvent, et il en est d’autres, que ce que nous savons de la vie de Néron n’est qu’un tissu de mensonges et de falsifications, mais la force de l’Église romaine est une force compacte, lourde comme une chape de plomb, et cela fait mauvais genre de vouloir sauver Néron de l’oubli et de la médisance » (p.13).
En conclusion, répondre à la question par laquelle je débutais ma mise au point n'est pas aisé. En effet, personne ne pourrait nier que chaque romancier a forgé le Néron qui correspondait le mieux à ses attentes, à ses aspirations, à ses objectifs d'écrivain. Toutefois, on peut distinguer 2 catégories d'auteurs :
· d'abord, ceux qui, si vous me permettez l'expression, « fantasment » vraiment beaucoup (Monteilhet et Xenakis) ;
· ensuite, ceux qui tentent de rétablir une certaine vérité historique (Grimal et Diwo).
Et Quo vadis ? Ce roman est et restera toujours inclassable, une sorte de « momumentum aere perennius »…
Romans étudiés :
Henryk Sienkiewicz, Quo vadis… Roman des temps néroniens, préface de Henry de Montherlant, Paris, Le Livre de Poche, n°3161, 1970.
Hubert Monteilhet, Neropolis. Roman des temps néroniens, Paris, France Loisirs, 1984.
Pierre Grimal, Mémoires d’Agrippine, Paris, Éditions De Fallois, 1992.
Pierre Grimal, Le procès Néron, Paris, Éditions De Fallois, 1995.
Jean Diwo, Les dîners de Calpurnia, Éditions J'ai lu, n°4539, 1996.
Françoise Xenakis, Maman, je veux pas être empereur, Paris, Albin Michel, 2001.
Remarques bibliographiques:
C. Aziza, « Un siècle de fiction romanesque autour de Néron (1895-1996) », in J.M. Croisille, R. Martin, Y. Perrin (ed), Neronia V. Néron : histoire et légende, Actes du Ve Colloque international de la SIEN, Bruxelles, Collection Latomus, 1999, p.361-366.
Eugen Cizek, Néron. L’empereur maudit, Paris, Fayard, 1982.
Jean-Michel Croisille, Néron a tué Agrippine, Paris, Editions Complexe, Coll. La mémoire des siècles, n°59, 1994.
Florence Dupont, L’Acteur-Roi, ou le théâtre dans la Rome antique, Paris, Les Belles Lettres, 1985, surtout p.411-437 (« Les jeux et la politique »).
Pierre Grimal, « Néron », in Vita Latina, 119 (1990), p.22-28.
Lucien Jerphagnon, Histoire de la Rome antique. Les armes et les mots, Paris, Hachette, Coll. Pluriel, 1987.
J.N. Michaud, « Le portrait de Néron dans Quo vadis de Henryk Sienkiewicz : de l'histoire au mythe et du mythe à l'histoire », in J.M. Croisille, R. Martin, Y. Perrin (ed), Neronia V. Néron : histoire et légende, Actes du Ve Colloque international de la SIEN, Bruxelles, Collection Latomus, 1999, p.281-303.
Eric Ollivier, « Néron en pire », in Le Figaro Littéraire, 01/02/2001, p.4.
Jules Wankenne, « Faut-il réhabiliter l’empereur Néron ? », in Les Etudes Classiques, 49 (1981), p.135-152.
Jules Wankenne, « Une affaire à suivre : Néron et la persécution des chrétiens d’après Tacite, Annales, XV, 44 », in J.W., Antiquité classique et enseignement secondaire, Louvain-la-Neuve, 1984, p.185-199.
Jules Wankenne, « Encore et toujours Néron », in L'Antiquité Classique, 53 (1984), p.249-265.
Sources antiques:
Dion Cassius, Histoire Romaine, Livres 61-63.
Sénèque, De Clementia, Lettres à Lucilius, …
Suétone, Vie des douze Césars. Néron.
Tacite, Annales, Livres XII-XVI.
NB: Cet artiicle est paru à l'origine dans la revue Latinter en janvier 2002.
Libellés : Néron, roman historique